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Les critiques de Bifrost

Dans la dèche au Royaume Enchanté

Dans la dèche au Royaume Enchanté

Cory DOCTOROW
FOLIO
240pp - 7,80 €

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

Sans même qu'on ait lu une seule ligne de lui — en dépit du fait que tous les romans de Cory Doctorow sont disponibles gratuitement sur son site —, rarement un auteur aura touché nos rivages précédé d'une si flatteuse réputation. Au point même d'éveiller la suspicion. Il faut dire que ce Canadien surfe sur crête de la septième vague de la geek attitude. Au zénith de la branchitude à grosses lunettes et T-shirt « Debian Or Die », il anime le blog Boing.Boing, kabaa numérique du geek qui s'assume. Il aura toutefois fallu attendre trois ans pour que Folio « SF » nous offre, en inédit, son premier roman (ne cherche pas, ami nerd, ça fait quatre-vingt quatorze millions six cent huit mille secondes, autant dire une éternité !). Un tel buzz est un bien lourd fardeau à porter pour un si petit bouquin, parce que, forcément, le garenne, on l'attendait au tournant.

Et le premier qui se présente — de tournant —, c'est celui d'une allée ombragée de Disney World, à Orlando, FL. Celle par exemple qui mène à la Haunted Mansion, où travaille Julius. Avec une dévotion qui confine au fanatisme, il a choisi d'y vivre avec des centaines d'autres habitants-actionnaires, et de consacrer quelques années de son immortalité à la préservation du lieu. C'est une vie simple, qui lui permet de gagner assez de whuffie pour en jouir paisiblement. Nous sommes au cœur de la société Bitchun, où tout est sous contrôle, où l'on ne meurt plus, où l'on ne travaille plus que pour son plaisir, où le politiquement correct est devenu la norme, et où le whuffie est l'étalon de sociabilité suprême. Débarrassé du mercantilisme et du dieu argent, l'humanité civilisée, celle qui est du bon côté du microprocesseur, a basculé dans la méritocratie. Un mérite dont la devise universelle est la réputation, réputation qui se matérialise en whuffie. Tout va donc pour le mieux dans le plus mièvre des mondes, lorsque Julius est assassiné/ressuscité le temps qu'une faction putschiste de gentils actionnaires prenne pied dans sa précieuse Haunted Mansion. Et la guerre qui va alors se déclarer ne sera, par contre, pas Bitchun du tout.

On s'aperçoit donc très vite que l'on n'a pas été escroqué sur la marchandise : Dans la dèche au Royaume Enchanté est, sans la moindre équivoque, un roman de geek. Evidemment, les non-pratiquants pourront à loisir préférer parler de trentenaire régressif ou d'ado attardé, mais il serait dommage de s'arrêter là. Car il y a aussi dans ce livre, masqué par une ironie sauvage, une intelligence et une pertinence qu'accentue encore sa compacité.

Doctorow enviande avec une certaine jubilation le monde merveilleux de l'internet, dans cette société Bitchun. Oisiveté éclairée, réputation construite sur ses apports à la communauté, courtoisie de bon aloi et respect d'une démocratie qui grince parfois des dents : on se croirait bel bien en compagnie de Bambi et Pan Pan sur le réseau Usenet. Et c'est avec les limites de cette agora numérique, de cet idyllique village global que nous ont vendu les pères de cyber-contreculture, que Cory Doctorow vient se colleter.

Roman de geek donc, mais pour geeks seulement ? Certainement pas ! En s'interrogeant sur la véritable alternative numérique qui va cadencer avec une importance grandissante notre vie, Doctorow ouvre une voie originale dans la fiction prospective. Sans volonté de démonstration ni paternalisme, il se contente de saler la plaie, et de nous laisser à nos réflexions. Il prend le pari de l'intelligence, et nous invite à questionner notre rapport à la dépersonnalisation en ligne. Sous son apparente légèreté, Dans la dèche au Royaume Enchanté s'attaque au débuggage de notre quotidien, et se place très subtilement dans la perspective d'un avenir radieux. Trop radieux pour être honnête.

Cyberbobo, ou du moins sorte d'anti-cyberpunk, Cory Doctorow démontre qu'il a assez de talent et de clarté d'esprit pour s'affranchir du talk of the town et imposer son style. Car ce premier roman, habile et abouti, mérite d'être lu en faisant abstraction de la rumeur. Il vaut par lui-même et pour ce qu'il a à nous dire.

Éric HOLSTEIN

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