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Les critiques de Bifrost

Colonel Rutherford’s Colt

Lucius SHEPARD
SUBTERRANEAN PRESS

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

[Critique commune à Colonel Rutherford’s Colt et Floater.]

En rédigeant l’entrée consacrée à Lucius Shepard dans The Encyclopedia of Science Fiction (1992), John Clute écrivait que l’auteur faisait de la science-fiction et de la fantasy le même usage, celui d’un « matériau macérant pour donner un compost thématique, au cœur duquel on peut contempler et étreindre de sombres épiphanies, parfois au prix de sa vie ». Mais, concluait-il, on avait l’impression (en 1992, donc) que l’auteur et le genre s’éloignaient l’un de l’autre, « comme deux navires se croisant dans la nuit ».

Pas mal vu, car il suffit de consulter la bibliographie de Shepard pour constater que c’est au début des années 90 que sa production a commencé à se raréfier, la S-F n’y occupant plus du reste que la portion congrue. Heureusement, et les lecteurs ne peuvent que s’en réjouir, il est revenu en force à la fin de ces mêmes années 90 — et si on peut déplorer que la S-F le passionne toujours aussi peu, nul n’est besoin de sombrer dans la jalousie, car Shepard fait le même usage de tous les genres auxquels il s’attaque.

Prenez le genre dit noir, par exemple. A première vue, ces deux livres en ressortissent de façon indéniable. Colonel Rutherford’s Colt nous présente un couple de brocanteurs un peu marginaux, qui fréquentent de surcroît un milieu des plus suspect : Jimmy Roy Guy et Rita Whitelaw vendent des armes de collection, le plus souvent dans des foires, et on sait l’importance que revêtent les armes aux Etats-Unis. Cerise sur le gâteau, Jimmy Roy s’intéresse surtout aux armes qui ont une histoire, et voilà qu’on lui propose un flingue gratiné : il a appartenu à un dénommé Bob Champion, un rebelle d’extrême droite mort au combat ou presque, qui fait à présent l’objet d’un culte de la part d’un groupuscule fasciste et raciste.

Ajoutons, pour épicer un peu plus la soupe, que Jimmy Roy aime à se raconter des histoires autour des armes qui lui tombent entre les mains, que Rita est une Indienne de style Amazone et de tendance énervée, que le leader du groupuscule est du genre envahissant, et vous avez là une recette franchement explosive.

Idem pour celle de Floater, sauf qu’on est ici à New York plutôt que dans les environs de Seattle, et qu’il n’est pas question de magie indienne mais plutôt de vaudou. Prenez trois flics new-yorkais typiques, un peu excités, un type dans un coin d’ombre qui sort quelque chose de sa poche… et pan ! la bavure du siècle. C’était pas un flingue, c’était un portable. Du coup, ça chauffe pour notre héros, Bill Dempsey, et aussi pour ses deux équipiers, Pinero — qui a l’air de prendre les choses assez bien — et Haley — qui flippe complètement. Mise à pied, commission d’enquête, police des polices, harcèlement mé-diatique… Bref, la routine.

Sauf que… Dempsey a un problème à l’œil : des taches qui flottent sur sa rétine et qui semblent dessiner une figure monstrueuse. Sauf que… Pinero jubile vraiment un peu beaucoup. Sauf que… la victime de la bavure connaissait bien Pinero. Sauf que… la belle Marina, surgie inopinément du passé de Dempsey, connaissait tout ce petit monde.

Si Shepard est toujours surprenant, c’est parce que, avec lui, on ne sait jamais sur quel pied danser. Le livre qu’on vient d’ouvrir, est-ce du polar, du fantastique, de la littérature générale ? Eh bien, parfois, c’est tout ça à la fois, et il arrive même que ça change en cours de route.

Côté littérature générale, l’épaisseur des personnages, la justesse des descriptions, les notations qui sonnent juste. Shepard se qualifie lui-même de « naturaliste pataud » — on peut enlever le « pataud », si vous voulez mon avis.

Côté polar, il y a ce cynisme de façade et cet espoir buté qui anime toujours les personnages, même lorsque tout semble perdu ; cette sensation que le monde n’est pas ce qu’il paraît être, que de sombres puissances corrompues le gouvernent en secret ; cette incertitude constante sur les motivations de l’ennemi. En d’autres termes : Paranoïa City.

Côté fantastique, la certitude que le pire peut toujours arriver, que la réalité elle-même peut se dérober sous vos pieds.

Tout ça, on le trouve dans chacun de ces livres, mais aussi dans les œuvres les plus récentes de Shepard, comme Lousiana Breakdown (disponible en France au Bélial’), par exemple, ou encore A Handbook of American Prayer (voir plus loin).

Et pour ce qui est de cette macération thématique évoquée par John Clute… Que diriez-vous si la sombre épiphanie surgissait ici de la confrontation entre plusieurs réalités, à l’image de l’ossature du récit reposant sur la confrontation entre plusieurs genres ?

Jimmy Roy Guy s’invente des histoires autour des armes qu’on lui confie, et le Colt de Bob Champion devient dans son esprit celui du colonel Rutherford, un Américain établi à Cuba au début du XXe siècle, qui martyrise sa jeune et innocente épouse, ce qui nous vaut des pages de romantisme torride tout à fait stupéfiantes. Les deux lignes narratives alternent et se répondent, tant et si bien que l’on finit par ne plus savoir où on est, ni quand on est — imaginez deux brins d’ADN s’entremêlant pour former un virus mortel…

La confrontation que doit élucider Bill Dempsey dans Floater est plus classique : suis-je fou ou suis-je possédé ? est-ce que je subis des hallucinations ou bien suis-je vraiment passé dans un autre monde où c’est un dieu qui me chevauche ? La force du récit, c’est qu’on ne peut toujours pas répondre à ces questions une fois la dernière page tournée — ou disons plutôt que les deux parties de l’alternative sont également valides.

Etre et ne pas être… tu parles d’une réponse !

Jean-Daniel BRÈQUE

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