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Les critiques de Bifrost

Bonheur 230

Bonheur 230

Anna ROZEN
DENOËL
128pp - 13,20 €

Bifrost n° 37

Critique parue en janvier 2005 dans Bifrost n° 37

L'humanité en est à sa deux-cent-trentième utopie, qui ne sera probablement pas la dernière. On s'y livre évidemment aux activités de son choix. Mais pour cela l'individu doit choisir à sa majorité la part de sa personne qu'il préfère : la tête pour les Glagols, les bras et le torse pour les Rouks, le tronc et les jambes pour les Nogs. L'autonomie est assurée par une boîte, invention révolutionnaire du Grand Entrepreneur. Les parties rejetées du corps reviennent à la communauté, recyclées en pièces de rechange. Glagolien, le narrateur, sait parfaitement justifier les plaisirs qu'il retire de l'observation des autres ; il est, du reste, très doué avec sa langue et son nez. C'est un contemplatif. C'est surtout un velléitaire qui n'épouse aucune cause ni ne se satisfait d'un absolu quelconque. Aussi, lorsqu'un monstre de foire, Triplote à l'image de l'ancienne humanité avec ses trois parties de corps empilées, l'amène à découvrir l'envers du décor, révélant que le Grand Entrepreneur se sert surtout des parties délaissées pour des plaisirs pervers, Glagolien perd bien des illusions mais n'est pas pour autant décidé à dénoncer les mensonges, même lorsqu'on lui offre un poste qui lui en donne l'occasion. Mais l'indécision est également un choix ; et un choix se paie toujours…

Cette curieuse fable qui se fonde sur la segmentation est en partie justifiée par la lecture d'un journal intime des temps anciens dans lesquels Glagolien voit les prémisses de sa société : la dichotomie du corps assujetti à l'esprit (Pourquoi mon esprit serait « je » et mon corps « il » ?), par la façon de surinvestir certaines parties du corps, par les choix de vie, finalement, qui ne mobilisent qu'une partie du corps et empêchent de se réaliser pleinement. Réduction ou spécialisation ? Il est sûr en tout cas que l'irrésolution égoïste de Glagolien reflète bien nos sociétés confites dans des bonheurs futiles, de même que l'utopie dans laquelle il vit est une métaphore de nos sociétés segmentées et amputées de bien des façons. Une satire sociale dans l'esprit des contes philosophiques, pas prétentieuse pour un sou, plus pétillante que caustique, et bien agréable pour ce qu'elle donne à réfléchir.

Claude ECKEN

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